Roman “Croix de cendre”,d’Antoine Sénanque – présenté par Marie Hélène Glen -Rencontre autour des livres du 11/12/2023 –
1. L’AUTEUR
Lorsque j’ai pris ce livre dans les rayons, j’ai d’abord été attirée par le nom de l’auteur qui sonne comme le nom d’une Abbaye. Mais c’est également le fait qu’il évoque la vie de Maître Eckhart, célèbre théologien ayant connu la renommée mais également les vicissitudes de l’inquisition (voir encart sur Me Eckhart en annexe)
Antoine Sénanque, c’est le nom de plume d’un neurologue et écrivain français né en 1959 à Neuilly sur Seine.
A plusieurs reprises dans sa carrière d’écrivain, il a traité de sujets médicaux :
- En 2004, dans son premier roman, « Blouse» qui dépeint au vitriol, le milieu hospitalier. Le roman fera polémique,
- En 2007, « la grande garde», il aborde la question de l’erreur médicale.
- Plus tard, dans « l’homme mouillé», il est question du destin d’un fonctionnaire hongrois dont l’état de santé évolue au gré des événements politiques.
Mais il a réussi à s’affranchir du monde médical avec :
- « L’ami de jeunesse» en 2008, l’histoire de la reconversion de 2 quadras
- Ou avec une comédie en 2012 « Salut Marie»
- Ou encore en 2016, un roman policier historique qui se déroule en Grande Bretagne.
2 .LE ROMAN
« Croix de cendre » est le 10ème roman d’Antoine Sénanque. Un livre de 432 pages paru chez Grasset en 2023.
Il y a plusieurs récits dans ce roman, se déroulant à différentes époques :
- Une histoire qui se déroule au présent en 1367, qui met en présence les moines d’un couvent rural du Languedoc et l’Inquisiteur du moment.
- L’histoire de Guillaume, le prieur de ce couvent, en 1348 (il a alors 46 ans) lorsqu’il était en mission d’évangélisation à Kaffa en Crimée, qu’il fut témoin de l’attaque des Mongols et de la propagation de la peste noire jusqu’en Europe.
- L’histoire de Guillaume, encore plus loin dans le temps, en 1313, lorsqu’il entre à 15 ans au service de Me Eckhart à la Sorbonne*.
Les personnages/l’histoire
Au présent
- 2 jeunes frères dominicains, Antonin et Robert de Nuys, tous deux attachés au couvent rural de Velfeil, en Languedoc près de Toulouse.
A l’époque on comptait 2 grands ordres monastiques : les Franciscains, et les Dominicains . Antonin et Robert sont des Dominicains … mais on va voir qu’au sein de ce même ordre, tous ne partagent pas la même vision.
P 16 « Un couvent rural comme celui de Verfeil était une singularité. Mais la grandeur convenait à l’esprit de la communauté. Les frères dominicains avaient gardé la mémoire des guerriers fondateurs et de leurs couvents bâtis comme des places fortes. Alain le voulait leur histoire, commencée un siècle plus tôt. Dans le sang. C’est par le massacre des hérétiques ou plutôt par la bénédiction des bras des soldats qui leur tranchaient la tête, que les pères avaient gagné l’affection du pape. […]
Les deux ordres, issus de la même, n’avaient donc pas connu le même destin. Un siècle après leur naissance, les mendiants franciscains faisaient pitié, les Dominicains faisaient peur. »
Ces deux personnages, amis, vont faire l’objet d’un affreux chantage de la part de l’Inquisiteur du moment qui souhaite percer le secret détenu par le Prieur de leur Abbaye, Guillaume.
- Guillaume, le Prieur de leur Abbaye, qui a un lourd passé et a décidé d’écrire ses mémoires pour alléger sa conscience et révéler un secret qui pourrait faire trembler l’Eglise.
P 28 « son heure était proche, son cœur de vieil homme le savait. La prière aurait bien mieux valu que le dévoilement de son passé. Mais la prière ne suffisait pas. Les croix de sa mémoire y résistaient veillant sur de grandes sépultures dont il devait à présent rendre le souvenir au monde. Il fallait percer cette mémoire comme un abcès. Et pour cela les Ave Maria n’étaient pas assez tranchants. Une vraie lame était nécessaire aussi coupante que l’extrémité des plumes qu’il aiguisait chaque jour avant d’écrire. Aucun travail n’exigeait autant de sueur. Mais aucune fatigue ne pouvait l’empêcher de l’accomplir […] car dans sa mémoire survivait un monstre dont il devait se libérer sous peine de brûler en enfer pour dix éternités »
Antonin, va écrire sous la dictée de Guillaume, il est à la fois dans le présent confronté au chantage de l’Inquisiteur et plongé dans un passé qu’il retranscrit sur le vélin et dont il aspire à connaître le dénouement.
- Le sacristain du couvent de Velfeil, personnage secondaire du roman mais qui a connu Guillaume dans sa jeunesse et partage le secret qu’il a l’intention de révéler dans ses mémoires.
- L’Inquisiteur, Louis de Charnes, un personnage terrible, de la même génération que le Prieur Guillaume et qui va œuvrer dans le présent pour connaître le secret passé de Guillaume. Un secret qui peut faire trembler la chrétienté de l’époque.
Cet extrait se situe au moment où les deux jeunes frères arrivent à la Maison Seilhan, lieu de résidence de l’Inquisiteur :
P 59 « L’Inquisiteur était gros. Caractère singulier chez les Dominicains qui tenaient la maigreur pour un devoir. Depuis la naissance des ordre mendiants, les moines se soumettaient au carnet de privations. Robert, qui s’était arrondi depuis sa mission dans les cuisines du couvent, avait été tancé par le prieur. « La croix porte des corps légers » disait il, ceux qui n’offre pas de résistance à leur montée au ciel ». […]
P 60 « Le gros inquisiteur comme le surnommaient les sacrilèges, croyait en un Dieu impitoyable et maigre. C’était un homme sage, rigoureux et frugal. Il s’imposait des jeûnes et portait le silice. Pour se rappeler les souffrances du Christ. Mais son corps ne suivait pas les sentences de sa volonté. Par une étrange anomalie, il grossissait quand il le nourrissait du peu qu’il s’accordait. Sa carrière au sein de l’ordre en avait pâti. Pour prouver sa bonne foi, son prieur, devant des témoins mandatés par les cardinaux de Rome, avait dû lui imposer plusieurs semaines au pain et à l’eau, enfermé dans sa cellule. Sans que son poids n’en souffre, à la différence de son humeur qui ne s’était jamais remise de cette injustice biologique »
Dans le passé
1348, Guillaume, au béguinage de Ville Dieu sur le Rhin, il a contracté la peste. Celui dont il a été l’élève Eckhart de Hochheim a disparu
P 81 « Comment peut-on survivre à la peste ? demanda Antonin au Prieur qui avait suspendu sa dictée. Guérir de la peste … Guillaume n’aurait jamais cru cela possible. L’épidémie de 1348 avait tué un peu plus d’un habitant sur trois dans les populations d’Europe. Jamais dans la mémoire des hommes, un tel holocauste n’avait été rapporté. La fièvre l’avait saisi quelques mois après son retour de mission en Orient.
- Survivre de la peste ? je l’ignore, Antonin. Je sais simplement que ceux qui reçoivent cette bénédiction sont protégés et ne retombent jamais malades.
- Avec l’aide de Dieu ?
- Sans doute … et sans le vouloir.
- Sans le vouloir ?
- Oui, le vouloir-vivre déchaine la fureur de la peste. »
Et il y a les souvenirs de Guillaume, très jeune, accompagné de son ami Etienne, tous deux évoluant dans le sillage de leur Maître, un tandem à peu près identique à celui que forment Antonin et Robert en 1367.
- Eckhart de Hochheim
P 136 « à l’époque on lui avait confié les plus éminentes fonctions à la tête des juridictions d’Allemagne […] ce sont les sermons en allemand, en langue vulgaire, qu’il autorisa à la publication, qui furent la source de sa gloire. »
Maître Eckhart est la clé de voute du roman, celui autour de qui tout se noue et se dénoue.
- Les Béguines, des femmes pieuses, célibataires ou veuves, qui vivaient en communautés laïques mais sous une règle monastique, sans pour autant prononcer de vœux perpétuels.
Bien sûr à l’époque, l’Inquisition ne l’entendait pas de cette oreille
P 152 « Le Prieur Guillaume appuya sa voix : La liberté Antonin, elle avait prêté son nom à la grande hérésie qui faisait trembler l’Eglise : le Libre Esprit. Ces saintes femmes furent accusées de le propager. Les Béguines étaient comme les Franciscains, elles mettaient de l’amour partout. »
Je ne vous révèlerai pas le secret qui se cache dans ce roman, mais je vais pour finir, vous lire un petit passage qui illustre parfaitement l’atmosphère qui règne à cette époque :
P 249/250 : « A la tête du Studium de Cologne, la plus prestigieuse école de Teutonie, Eckhart se retrouvait. Sans s’accorder le moindre repos, il se lança dans une tâche d’enseignement épuisante, doublée de la rédaction d’une grande œuvre où tous les thèmes de sa prédication devaient être développés. » […] Pour affirmer l’autorité de l’Eglise, le vieil ennemi d’Eckhart relança sa croisade contre le Libre Esprit ».
3. LE GENRE
Ce roman est à la fois :
- un polar (une intrigue) historique (Me Eckhart, les Béguines, le Pape)
- un roman d’aventure qui nous mène du Languedoc, aux bords du Rhin et à l’Asie centrale.
- une étude théologique sur fond d’inquisition.
Ce qui rend le livre passionnant c’est qu’il y a une intrigue au présent en lien avec l’Inquisiteur du moment et un secret dans le passé, qui sont liés et qu’on aspire à connaître.
L’auteur navigue avec maestria entre ces deux époques et nous sommes happés à la fois par l’histoire présente et celle de Me Eckart et de son secret.
4. MON AVIS PERSONNEL
J’ai aimé ce livre et lorsque je l’ai relu pour préparer mon exposé, j’y ai découvert plus de choses encore qu’à la première lecture.
L’époque est passionnante à étudier (probablement moins à vivre avec le spectre de l’Inquisition omniprésent). Avec Maître Eckhart (1260 – 1328) on assiste aux prémices de la Libre pensée qui commence dans cette région du monde avec Hildegarde de Bingen (1098 -1179) et qui nous mènera, toujours sur fond d’excommunication à Spinoza (1632-1677).
Un livre plein d’intérêt historique et magistralement écrit.
ANNEXE
Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart, (c. 1260 – c. 1328) est un spirituel, théologien et philosophe dominicain, le premier des mystiques rhénans. Il étudia la théologie à Erfurt, puis Cologne et Paris.
Il enseigna à Paris, prêcha à Cologne et Strasbourg, et administra la province dominicaine de Teutonie depuis Erfurt.
De 1294 à 1298, Eckhart est prieur du couvent dominicain d’Erfurt. C’est à cette époque qu’il rédige sa première grande oeuvre (en moyen haut allemand), les “Entretiens spirituels”.
En 1302, il obtient la maîtrise en théologie de l’université de Paris.
Frère Eckhart devient “Maître Eckhart de Hochheim”.
De 1303 à 1311, il demeure à Erfurt, où il est élu premier provincial de la province dominicaine de Saxonia (qui regroupe alors 47 couvents de frères).
Dès cette époque, certains de ses sermons transposent pour un auditoire non universitaire, mais cependant lettré, l’essentiel des thèses soutenues contre les théologiens franciscains de Paris.
Vers 1311, Maître Eckhart est envoyé une seconde fois à Paris pour y enseigner. Cette charge d’enseignement est un honneur exceptionnel, dont seul Thomas d’Aquin a bénéficié. Il jouit d’un l’immense crédit à l’époque.
Mais les ennuis ne tardent pas. En 1326, un procès d’inquisition est lancé contre lui. C’est la première fois qu’un Maître en théologie, qui plus est la principale figure intellectuelle de son Ordre, est objet d’inquisition. Il lui est notamment reproché ses prédications “vulgaires”, trop accessibles au peuple, aux gens “simples”.
Eckhart meurt en 1328, avant de connaître la sanction finale.
Merci pour cette analyse exhaustive ! Je pars vite chercher ce livre et je l’offrirai sans doute ! Beau travail ! Bonnes fêtes de Noël.
Patricia Laurentin